Ce n'est pas que le Québec me tue…
Ce n'est pas que le Québec me tue (s'il avait eu à me tuer, il y a pas mal longtemps que ce serait fait!). C'est tout simplement que le Québec va mal. En effet, à quoi ressemble actuellement notre pauvre pays, sinon à l'image que Fredric Jameson dresse de la société postmoderne : « a society bereft of all historicity, one whose own putative past is little more than a set of dusty spectacles » ?
L'exception québécoise est une illusion
L'idéologie québécoise, version Frankenstein
La représentation idéologique de notre histoire récente est tout entière dominée par le dogme de l'exception québécoise : le Québec serait un oasis de tolérance et de progrès socio-économique équitable et durable. Cette idéologie est commune à tous les partis politiques québécois qui, depuis (au moins) la Confédération, lui ont tour à tour donné, selon l'époque, une couleur plus ou moins nationaliste, plus ou moins social-démocrate, plus ou moins corporatiste, ou plus ou moins autoritaire. Ainsi, divers courants davantage « social-démocrates » (notamment certains éléments du Parti québécois), se sont accrochés pendant des années au rêve du « socialisme-dans-un-seul pays », tout comme les fractions plus autoritaires inspirées par Franco ou Salazar (comme l'Union Nationale de Maurice Duplessis) croyaient au « corporatisme dans un seul pays ». Bleu, rouge, vert, noir, rose ou brun : qu'importe sa couleur du moment, cette idéologie permet aux Québécois (et aux Québécoises), toutes tendances confondues, de se réunir dans la belle mais ô combien trouble unanimité de la « société distincte » (comme aux funérailles de Louis Laberge ou de Pierre Bourgault). Il n'en demeure pas moins que cette idéologie est une sorte de rafistolage à la Frankenstein : un peu de personnalisme, un soupçon de stalinisme, une dose d'existentialisme greffés sur un bon vieux fonds de thomisme et de doctrine sociale de l'Église. Elle est à l'image et à la ressemblance des fameux « penseurs » de la révolution tranquille. Ces derniers étaient, comme le docteur Frankenstein, des gens de bien, à défaut d'être des gens de biens. Pas surprenant que —dans un réflexe digne du bon docteur Frankenstein lui-même— les créateurs de la bibitte en question aient couru aux abris quand ils ont vu leurs créatures bien-aimées, l'« État » québécois et les « sociétés d'État » qui en étaient issues, dilapider le patrimoine, saccager l'environnement et faire des citoyens du Québec une peuplade taillable et corvéable à merci, comme leurs ancêtres l'avaient été sous des régimes précédents. Aujourd'hui on voit ces éminents personnages sillonner la campagne, toujours comme le pauvre docteur Frankenstein, sur la piste du monstre qui a échappé à son contrôle, pour tenter de convaincre les paysans que leurs bizarre et hideuse créature est non seulement d'une grande beauté, mais qu'elle est à tous égards l'avenir même de l'humanité.
Je ne suis pas le premier à l'écrire : l'échafaudage idéologique du Québec contemporain repose sur un mythe fondateur, à savoir qu'il y aurait eu, à l'occasion de la « révolution tranquille », une rupture fondamentale avec une « grande noirceur » qui aurait régné sur le Québec d'avant les années mil neuf cent soixante. Le Québec « moderne » serait en quelque sorte sorti de la cuisse —qui, nous le savons aujourd'hui, si elle n'était pas jupitérienne, était à l'occasion plutôt légère— de René Lévesque, et se serait trouvé, du jour au lendemain, fondamentalement et radicalement différent de celui sur lequel avaient régné les Duplessis et les Taschereau. On le sait, rien n'est moins vrai. Il suffit de considérer froidement les faits pour s'en convaincre. Lorsque « l'équipe du tonnerre » de Jean Lesage prend le pouvoir, on assiste peut-être à un changement de garde et, dans une certaine mesure, de génération, mais le système demeure le même : Pierre Laporte était peut-être plus raffiné que Gerry Martineau, mais il opérait le même genre de « machine à financer le parti » à coups de pourcentage sur les contrats. Claude Wagner ne faisait pas tirer sur les grévistes avec autant d'empressement et d'enthousiasme que les « procureurs généraux » de Duplessis, mais il n'en a pas moins continué la répression contre les syndicats, les « communistes » et les « séparatistes ». Paul Gérin-Lajoie a créé le ministère de l'Éducation, mais seulement après avoir obtenu la bénédiction de l'Église et avoir confié la mise en œuvre de la chose à monseigneur Parent. Lévesque, Kierans et le fidèle Parizeau ont nationalisé l'électricité, mais selon les conditions dictées par les marchés financiers et les robber barons de l'électricité, comme la tristement célèbre Shawinigan Water and Power. On pourrait multiplier les exemples, mais la conclusion serait la même : on était plutôt dans la tranquillité que dans la révolution. Il s'agissait d'une mise à jour, pas d'un changement de système, comme disent aujourd'hui les informaticiens. D'ailleurs, il suffisait d'aller faire un tour le dimanche matin dans les églises d'Outremont, de Sillery ou de Sainte-Foy : tous les piliers de la révolution tranquille (ou presque) allaient pieusement à la messe. Bien davantage que de Keynes, Parizeau et les autres étaient les disciples d'Esdras Minville et de François-Albert Angers.
History's bunk : to hell with reality !
Qu'importe la réalité : ce ne sont tout de même pas les faits qui vont empêcher les élites qui se bousculent à l'avant-scène du spectacle socio-politique québécois de soutenir la thèse manifestement frauduleuse d'une incontournable — et irréversible — révolution tranquille. Leur vision de l'histoire est fort simple : avant l'avènement de gens éclairés comme eux, il y avait Duplessis, et après eux, il y aura le Déluge, rien de moins ! Quand on y regarde d'un peu près, le comportement même de ces élites et leur rapport avec la société sont la meilleure preuve que la structure du système duplessiste a survécu à la disparition du cheuf et de son parti . Malgré tout le fla-fla à propos du progrès et de la révolution tranquille, les forces obscures et obscurantistes qui sous-tendaient le duplessisme sont toujours à l'œuvre aujourd'hui, mais à un niveau supérieur. Si elles ont délaissé leurs attributs extérieurs les plus offensants (comme la « police provinciale », la Loi du cadenas, le triomphalisme clérical et la corruption érigée ouvertement en système), elles se sont cramponnées aux lieux de pouvoir qui relèvent de leur essence profonde (le contrôle social, le quadrillage du territoire, les réseaux de « contacts » et d'influence). La vieille « Patente » est peut-être disparue, mais une nouvelle patente améliorée lui a succédé. Ce n'est surtout pas en faisant l'apologie, voire la défense et l'illustration de la révolution tranquille que l'on va aider à comprendre ce qui nous est arrivé... ni ce qui nous attend !
Être ou ne pas être…
Les Québécois veulent être à la fois Talon et Bigot, Duplessis et Lesage, Trudeau (Pierre et même Justin) et Lévesque (René et, pourquoi pas, Georges-Henri), Pax Plante et Mom Boucher, ragoût de pattes et sushi, poutine et bio. On ne peut d'ailleurs pas s'attendre à autre chose dans une société qui fait rimer révolution avec Napoléon et qui continue à confondre ce qui est populiste et ce qui est populaire… sans compter que les Québécois, en bons Canadiens, préfèrent le confort à la différence, à défaut de pouvoir toujours concilier le confort et l'indifférence (probablement à cause de leur éternel inconfort devant la différence). A mari usque ad mare, les Canadiens ont toujours « préféré avoir les mesures sociales sans le socialisme », selon le mot de l'historien Desmond Morton . Les Québécois ne font pas exception à la règle, comme le notait le Frère Untel : « Nous aimons le mot 'liberté', mais nous ne voulons sérieusement que la chose 'sécurité'. » Voilà bien le principe moteur de la dérive politicienne qui, sous couvert d'une certaine « gauche », a entretenu un bien pernicieux flou artistique et unanimiste autour de ce que l'on a appelé le « projet de société » et que certains, après les déboires électoraux du Parti québécois en avril 2003, essaient de faire revivre sous la bannière de la « société civile ».
De défaite en défaite jusqu'à la victoire finale !
Le Québec est « mal dans sa peau » parce qu'il est désespérément loin d'avoir réglé ses comptes avec les fantômes qui hantent son histoire et, par conséquent, le cerveaux des vivants. Digne héritier de la Nouvelle France et du Bas-Canada, il n'a cessé d'accumuler échec sur échec, désillusion sur désillusion : échecs référendaires successifs, accumulation d'épisodes peu glorieux comme l'affaire Claude Morin et combien d'autres désastres et échecs lamentables. Il est non seulement difficile mais aussi très pénible de regarder tout cela en face. Pour peu qu'on le fasse, la conclusion s'impose : nous sommes bien loin d'être engagés dans une marche ininterrompue vers une sorte de « destinée manifeste » qui aurait débuté avec les voyages de Jacques Cartier et qui se serait soudainement accélérée après la mort de Duplessis.
Les élites de la révolution tranquille et leurs héritiers nous ont laissé un pays, mais un pays sans mode d'emploi. Leur pensée se proclamait progressiste, et elle n'aura été que cela : une apologie béate, une justification au jour le jour d'un certain progrès réel, appréhendé ou redouté qui, au moment même où les artisans de la révolution tranquille s'émerveillaient de certaines de ses retombées, balayait impitoyablement la planète… et eux avec.
Telle la moraine des terres nordiques —la matière même de la « Terre Québec » si chère à nos poètes— qui a servi (plus prosaïquement) à remblayer les barrages de la Manicouagan et d'ailleurs sans qu'on lui permette de nous livrer les secrets de sa mémoire paléolithique, la « pensée » de Guy Rocher, de Marcel Rioux, de Fernand Dumont, du chanoine Grandmaison et de leurs émules et épigones n'aura été, en fin de compte, que le rempart derrière lequel se sont abrités et s'abritent toujours les maîtres du « Québec Inc. » et les profiteurs de tout acabit.
Du corporatisme au pays de Neuve-France
Au fond, bien peu de choses ont changé au pays de Neuve France depuis l'époque du cheuf. La « démocratie corporatiste » est, depuis des générations, le principe même du régime et du « modèle » québécois. Certes, le Québec n'a jamais adopté intégralement le « modèle corporatiste » prôné, entre autres, par Esdras Minville. Ce dernier, maître à penser de François-Albert Angers, proche de Lionel Groulx et d'André Laurendeau, rêvait, dans la foulée de l'encyclique Quadragesimo anno , d'un corporatisme québécois qui serait « conçu comme un organisme intermédiaire entre l'État et l'entreprise privée » et qui prendrait « la forme d'un syndicalisme poussé » . Selon ce projet, « toute la population se regrouperait en associations correspondant à chaque branche d'activité (finance, agriculture, artisanat, etc.) : les corporations […] réuniraient, sur un pied d'égalité, patrons et ouvriers en un 'conseil supérieur' de la profession […]. » Toujours dans la vision de Minville, les corporations, reconnues par l'État, seraient des organismes de droit public ; leurs décisions seraient « exécutoires pour l'ensemble de la profession […] principalement [pour] l'organisation du travail et le contrôle de la production. » Si ce modèle ne fut jamais intégralement mis en pratique (même si on peut facilement y reconnaître l'origine des « ordres » et des syndicats « professionnels », ainsi que d'organismes comme le « conseil supérieur de l'Éducation »), il n'en demeure pas moins que son principe a profondément marqué le mode de gouvernement du Québec, qu'on pourrait, à bien des égards, décrire comme une « démocratie corporatiste », un régime qui pratique l'incorporation systématique de personnes désignées par leurs corporations respectives dans les processus décisionnels de l'État.
Du corporatisme à la concertation
Au cours des dernières années, la démocratie corporatiste a été dépoussiérée et rebaptisée « concertation ». Ce régime fait l'affaire des syndicats, des chambres de commerce et des autres groupes d'intérêt agréés de la « société civile », parce qu'il les dégage de l'obligation de s'impliquer activement en politique afin d'aller « se chercher un mandat dans les urnes ».
La concertation corporatiste, c'est un ressort essentiel de ce que d'aucuns ont appelé « la république des copains », et que certains politiciens et universitaires font de temps à autre mine de dénoncer… mais seulement du bout des lèvres. Car il ne faut pas s'y tromper : au fond, tous les partis et tous les « groupes d'intérêt »
s'entendent sur la sagesse de maintenir les fondements de ce système.
The proof of the pudding is in the viewing…
C'est, entre autres choses, à cause de cette belle unanimité qu'on trouve si peu de substance dans les « débats électoraux », ces conversations codées et sibyllines entre politiciens professionnels, entre des gens qui ont passé le plus clair de leur vie à faire de la politique et rien d'autre.
Lors du triste « débat des chefs » de 2007, il était évident que monsieur Charest et monsieur Boisclair étaient, au fond, Romulus et Rémus nourris par la même mère louve adoptive, comme Lévesque et Bourassa avant eux (on ne parlera pas des frères Johnson !... quant au jeune Dumont, jadis président de l'aile jeunesse du parti libéral du Québec, on ne saurait douter qu'il appartient à la même engeance : mauvais sang ne saurait mentir !). On aurait pu ajouter le bon docteur Kadir, la stalinienne repentie Françoise David ou le vénérable Paul Cliche au débat, ça n'aurait rien changé à l'affaire.
D'ailleurs, chez les « initiés », personne ne s'y trompe : peu importe qui détient plus ou moins symboliquement le pouvoir politique, les gens « lucides » comme monsieur François Colbert auront toujours une forte influence en matière de culture, tout comme le professeur Pierre Fortin en économie… et le pouvoir, « en dernière instance », appartiendra au marché obligataire, lui-même influencé par les échos des partys au domaine de Sagard.
Quant au débat sur la place publique, on pourra toujours faire confiance aux journalistes qui, tels les épiciers de troisième ordre et les vendeurs de chars qui font vivre les journaux, n'hésitent jamais à nous refiler comme des morceaux de choix les rodomontades des porte-parole autoproclamés de la « société civile » ou encore les élucubrations de l'Institut économique de Montréal .
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